Florence FOURNET
Esthétique du lieu dans l'oeuvre de Chateaubriand
doctorat en préparation sous la direction de Bernard Vouilloux, Université Michel de Montaigne-Bordeaux III
Voir en Chateaubriand un écrivain excellant dans l'art du paysage n'a rien de nouveau et nombreux sont les travaux de recherche consacrés à l'étude des rapports entre le mémorialiste et la nature. Mais si ces rapports ont souvent été envisagés sous l'angle de l'imaginaire ou de la quête autobiographique de l'écrivain, leur aspect esthétique n'a donné lieu qu'à un petit nombre d'articles portant sur quelques notions ponctuelles, comme les ruines, la nature, les beaux-arts et non sur un système global. En outre, le dernier travail d'envergure s'attaquant à ce sujet - Les Idées artistiques de Chateaubriand d'Alice Poirier - est d'autant plus daté (il remonte à 1930) que nous disposons actuellement d'outils conceptuels nous permettant d'adopter d'autres formes d'approche. Ce sera alors moins le carcan chronologique de l'histoire de l'art qui nous servira de ligne directrice que des problématiques contemporaines pensant les relations entre la perception et le langage, ainsi qu'entre l'art et la littérature.
L'image de Chateaubriand comme connaisseur d'art reste pourtant ternie. C'est oublier l'influence certaine de cet écrivain sur les arts. Il est un amateur au sens fort du terme : « maître à voir, à sentir, à goûter pour d'autres amateurs, en d'autres termes pour le vrai public des artistes ». C'est aussi sans compter l'évolution de la culture artistique de Chateaubriand qui, propulsé dans le monde déchu de la Terreur, à son retour de la sauvage nature américaine, prend conscience de la nécessaire existence d'un patrimoine artistique que la poétique chrétienne, légitimatrice des arts, et les terres classiques incarnent alors.
L'étude de l'esthétique du lieu est donc celle des appréciations et jugements de goût que Chateaubriand porte sur l'objet-lieu. Or cette approche pose le problème majeur de la relation de la nature et de l'art, les lieux étant à la croisée de ces deux domaines. En effet, le dédain que manifeste Chateaubriand pour les espaces intérieurs, en majorité artefactuels , nous conduit à centrer notre analyse sur les lieux extérieurs, le plus souvent naturels ou qui, au mieux, contiennent des artefacts . Ainsi, les lieux ont a priori des propriétés esthétiques (et non artistiques ), dans la mesure où nulle intention artistique n'a déterminé leur existence. Tout le problème posé par l'esthétique du lieu se résume au conflit entre l'esthétique et l'artistique, c'est-à-dire entre le lieu naturel et le lieu artefactuel , ce qui est beau fortuitement, par la simple entremise de notre attention aux choses, et ce qui l'est volontairement, conformément à l' intention artistique d'une personne. Pourtant, notre auteur n'est pas dupe et ne croit pas à l'existence d'une « nature naturelle ». Il fait non seulement l'hypothèse d'un Deus pictor , mais il a surtout conscience de l' artialisation , phénomène aujourd'hui théorisé par Alain Roger qui dénonce, à l'instar d'Oscar Wilde, l'illusion occidentale qui fait croire que l'art est une imitation de la nature. Le fameux aphorisme - « ce n'est pas l'art qui imite la nature, mais la nature qui imite l'art » - est à cet égard une véritable « révolution copernicienne de l'esthétique ». Notre regard, devant un lieu naturel est schématisé par des oeuvres d'art que nous portons en nous plus ou moins consciemment. La perception d'un objet que nous croyons naturel n'est esthétique qu'en tant qu'elle est artialisée , c'est-à-dire anti-cipée (littéralement « capturée d'avance ») et modifiée par l'art, soit in situ , par l'art du jardinage, du maquillage ou de la mode, soit in visu , par l'influence des peintres ou des sculpteurs qui ont modifié notre regard sur ces objets. Ainsi Chateaubriand annonce la révolution wildienne, ne serait-ce qu'en affirmant que « le paysage est sur la palette de Claude le Lorrain, non sur le Campo-Vaccino ». Mais dans quelle mesure ce « schématisme latent » influe-t-il sur la perception des lieux et, en ce qui nous concerne, leurs représentations littéraires ? En effet, même si l'enjeu primordial de nos recherches a trait aux rapports entre la perception et le langage, le fait même d'étudier un texte, une oeuvre littéraire nous situe d'emblée du côté du langage et de la représentation : autant dire qu'il serait vain de parler de la perception de Chateaubriand, cette expérience antérieure à l'écriture dont nous ne savons objectivement rien.
Nous analyserons de quelle manière la représentation des lieux est déterminée par les formes artistiques qu'ils présentent - ruines, oeuvres d'art - ou qui leur préexistent. Nous envisagerons aussi les différentes sources de ce « schématisme latent » : Chateaubriand voit la nature à travers la littérature, mais aussi des beaux-arts comme la peinture, ou de nouvelles formes d'art comme le diorama et le panorama. Enfin, si ce processus concerne, bien entendu, les lieux naturels, quel genre de relation esthétique Chateaubriand entretient-il avec des lieux en partie artefactuels comme les villes ?
Si la thèse de l' artialisation semble trouver sa parfaite illustration dans l'oeuvre de Chateaubriand, elle est cependant défaillante et l'étude précise de la description des lieux vient la nuancer, voire la contredire. Elle donne abusivement une valeur esthétique à l'art qui n'est qu'un vecteur parmi d'autres des propriétés esthétiques d'un lieu et s'avère aussi important que le temps, l'idéologie, la religion, les affects, et plus globalement, la sensibilité du spectateur. Ainsi, des lieux artialisés ne sont pas forcément perçus comme esthétiques, et inversement, une relation esthétique peut exister entre des lieux non artialisés et leur spectateur. De plus, que les lieux décrits par Chateaubriand soient artialisés ou non n'a guère d'importance, puisque c'est la description, mode de perception à part entière, qui esthétise son objet. La question est donc moins de savoir si Chateaubriand a une perception des lieux originale que d'étudier la manière dont il transforme ses modèles, et dans quelle mesure cette transformation est esthétique. Enfin, le rapport de l'oeuvre au lieu serait à inverser lorsque le contexte devient une condition nécessaire à l'appréciation esthétique d'une oeuvre. Il s'agira alors de mesurer l'apport de Chateaubriand à la notion de contextualisation , héritée de débats du XVIII e siècle menés entre autres par Winckelmann ou Quatremère de Quincy.
Finalement, l'art n'agit pas comme un simple réservoir de références ou un étalage d'érudition : non seulement il véhicule des catégories esthétiques, notamment picturales, mais il est aussi un véritable mode de perception. Il faudra alors nous demander si et comment la modalisation artistique oriente la description et constitue une sorte d'interface entre cette dernière et son objet. Nous étudierons ces médiations dans le détail de la construction du texte, en nous attardant sur les notions de composition, de point de vue, de cadrage, de progression, de forme, de couleur ou de lumière. De plus, en s'autonomisant en prose poétique, la description semble faire sienne le modèle pictural et acquiert une véritable valeur artistique. Loin d'être soumise à ce dernier, elle garde son pouvoir d'évocation maximal. L'art de Chateaubriand finit toutefois par rejoindre celui de ces peintres dont les représentations atteignent une sorte d'effacement progressif, une indistinction, une patine qui font de la peinture, à l'instar de la littérature, une évocation de tous les possibles. Pour Julien Gracq, l'imagination de l'écrivain, en tant que mémoire et activité virtualisante, transforme le lieu en un palimpseste où se superposent diverses couches du souvenirs, comme l'on ferait tourner rapidement « un disque peint aux couleurs du spectre » jusqu'à obtenir « un blanc tout frangé d'une subtile irisation marginale qui est la couleur du temps ».
« Ut pictura poesis : Chateaubriand et les arts » in Chateaubriand et les arts , recueil d'études publié sous la direction de Marc Fumaroli, éditions de Fallois, 1999, p. 11-42, p. 11.
Oscar Wilde, le Déclin du mensonge , Allia, 1954-57, p. 31.
Alain Roger, Court Traité du paysage , Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 1997, p. 11.
Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe , édition de Jean-Claude Berchet, Garnier, Le Livre de Poche, Classiques de Poche, 1998, t. IV , p. 166.
Alain Roger, Nus et paysages. Essai sur la fonction de l'art , Aubier, Présence et pensée, 1978, p. 112.
Julien Gracq, Préface aux Mémoires d'outre-tombe , Le Livre de Poche, Pochothèque, p. III-IV.